TCHIMBOUL,
le Rouge-Gorge



Nous étions en train de réaliser la construction du passage supérieur de la RN70 (le PS 22) qui enjambe l’autoroute A6 sur le territoire de la commune de NAN-sous-THIL, en Côte d’Or.
Je vérifiais l’état de la signalisation de la voie qui permettait la déviation de la RN70, pendant la construction de l’ouvrage d’art et de ses accès.
Je l’ai vu au milieu de la chaussée, en train de se débattre et de lutter contre la mort. Il venait d’être bousculé par un véhicule qui se dirigeait vers DIJON. Son plumage gris vert, son poitrail rouge orangé m’ont tout de suite confirmé qu’il s’agissait d’un rouge-gorge. D’autant que c’était le seul type d’oiseau que je savais reconnaître. Je l’ai ramassé. Sa tête pendait sur son côté gauche. Les yeux étaient fermés. Mais, je sentais son petit coeur qui battait. Il était vraiment mal en point. Ses pattes étaient resserrées et contractées, recroquevillées sous son poitrail. Je l’ai mis dans la poche de la veste de mon anorak. Il devait être neuf heures du matin.
Je suis remonté dans ma 2CV et j’ai continué ma visite de chantier sans m’occuper de ce petit oiseau, que je savais au chaud certes, dans le fond de ma poche, mais sans savoir s’il vivait encore, s’il agonisait, ou s’il avait cessé de vivre.
Je ne voulais surtout pas y toucher. Je ne me sentais pas suffisamment qualifié pour juger de son état, ni pour essayer de le ragaillardir, en chatouillant son bec ou ses pattes pour essayer de le faire bouger.
La matinée m’a paru assez longue. J’avais hâte qu’il soit midi, pour rentrer à la maison, afin de le montrer à MAMY BENOU. Je voulais lui montrer que j’avais récupéré un oiseau, qui plus est, un rouge-gorge et que j’avais essayé de le sauver, en lui donnant un peu de chaleur et de protection.
J’avais l’impression de pouvoir ainsi, racheter mes péchés de jeunesse.

Je savais qu’un rouge-gorge, c’était important pour MAMY BENOU, car elle faisait souvent référence à son arrière-grand-père, qui avait vécu dans un petit village des Landes, et qu’un rouge-gorge, (qu’il appelait «TCHIMBOUL»), venait le chercher dans son jardin, pour l’accompagner sur son chemin, quand il se rendait dans la forêt pour couper du bois. Quand MAMY BENOU voyait un rouge-gorge, elle pensait que c’était son arrière-grand-père, qui lui envoyait ce rouge-gorge pour lui faire un petit bonjour.
Quand je suis arrivé à la maison pour déjeuner, il était tout juste midi. Je n’avais pas traîné. Je n’osais pas mettre ma main dans la poche de mon anorak, tant j’avais peur de toucher un petit cadavre de plumes.
J’ai raconté mon histoire, ma trouvaille, et j’ai sorti le petit corps de ma poche en disant : «Tiens, ma chérie, voilà «TCHIMBOUL»». J’ai donné le petit oiseau à MAMY BENOU, en ne sachant pas s’il était mort ou vivant. La tête pendait toujours du côté gauche. Les plumes des ailes étaient basses, les pattes toujours recroquevillées, et les yeux fermés.

MAMY BENOU l’a pris dans ses mains, et elle a dit sentir battre son petit coeur. Elle a mis le bec du rouge-gorge, entre ses lèvres, et s’est mise à lui souffler dedans, tout doucement, comme pour lui faire le bouche à bouche, avec la chaleur de son haleine. TCHIMBOUL a frémi. Je crois avoir vu l’un de ses yeux s’ouvrir et se refermer très vite.
MAMY BENOU a gardé longtemps son bec entre ses lèvres, pour l’humecter de salive. Ses deux mains formaient un nid dans lequel se blottissait le petit corps.
Puis elle l’a mis dans son corsage, entre son pull-over et sa peau, sur sa poitrine. Le rouge-gorge s’est retrouvé dans le pli du pull, à la hauteur du ventre.
SABINE, PASCAL et LAURENT sont arrivés pour déjeuner. Chacun a voulu voir l’oiseau qui se dissimulait sous le pull de maman. Il est resté là pendant le repas de midi, sans se manifester, alors que MAMY BENOU nous servait le déjeuner.
A treize heures trente, je suis reparti travailler, et les enfants ont regagné leur école. Nous avons laissé MAMY BENOU seule, comme tous les jours de la semaine à la même heure, mais cette fois avec un «TCHIMBOUL» qui paraissait endormi sous son pull.
C’était un rouge gorge comme tous les rouge-gorges. Son poitrail rouge orangé était parfaitement dessiné. Son petit bec noir était pointu et effilé. Son plumage verdâtre luisait.
Mais, en l’examinant de plus près, on voyait que son aile gauche était pendante, démantelée. Elle descendait au-dessous de son corps et elle cachait une partie de sa patte.
MAMY BENOU continuait de le réchauffer, en lui soufflant doucement sur le bec. Il respirait doucement, mais on aurait dit un petit cadavre, qu’elle avait dans le creux de ses mains.
Pendant que l’on parlait, l’oeil s’est ouvert brusquement, et s’est refermé tout aussi brutalement, et la tête s’est affaissée, renversée vers l’arrière. MAMY BENOU a de nouveau soufflé, puis a délicatement posé le petit corps sur la table de la salle à manger.
Quelques instants plus tard, l’oeil s’est à nouveau ouvert. Il est resté ouvert. Le petit corps a frissonné un peu, et TCHIMBOUL s’est mis sur ses pattes. Pattes écartées l’aile gauche pendante, il a regardé vers nous, a trottiné vers l’extrémité de la table et s’est affalé.
MAMY BENOU l’a repris dans ses mains. Une petite seringue remplie d’eau avait été préparée. Elle lui a entrouvert le bec, et par petites pressions, elle a fait boire le rouge-gorge.
On lui a fait un nid dans une panière en osier, remplie de chiffons doux, dans laquelle il a été déposé, comme une perle rare.
- «Il doit se reposer» a dit MAMY BENOU, en apportant la corbeille dans la chambre à coucher, près du radiateur.

Ce n’est que le lendemain matin, que tout à fait ragaillardit, nous avons pu l’examiner en détail. TCHIMBOUL semblait bien vivant, mais il était borgne et son aile gauche était cassée.
TCHIMBOUL était un taciturne. Il était impossible de l’attraper. Pourtant sa grande curiosité faisait qu’il s’approchait souvent de nous, pour voir. Pour regarder ce que l’on faisait, ce que l’on mangeait. Il trottinait à nos pieds, comme une souris, par accélérations successives, par arrêts brutaux. Il nous suivait partout, dans la cuisine, dans la chambre, dans le salon.
Dans un coin, celui vers lequel il allait le plus souvent, MAMY BENOU avait installé deux coupelles de verre. L’une pour qu’il puisse manger, était généralement remplie d’une pâtée insectivore universelle, que nous avions dénichée chez un oiseleur. Cette pâtée comprend notamment des insectes séchés, mélangés à des jaunes d’oeufs dur et à quelques graines dont TCHIMBOUL raffolait. L’autre coupelle servait pour la boisson : de l’eau additionnée de quelques gouttes de vitamines, conseillées par le même oiseleur. Il buvait beaucoup, très régulièrement. C’est d’ailleurs comme cela qu’il a pu se rétablir très vite.

Un jour, il a sautillé à «pattes jointes» dans sa coupelle, pour se nettoyer les ailes. MAMY BENOU a rajouté une assiette creuse remplie d’eau, à proximité de la coupelle. TCHIMBOUL s’est précipité, a sauté sur le rebord de l’assiette, s’est penché pour goutter l’eau avec son bec, puis s’est carrément installé au milieu de l’assiette, nous faisant une démonstration de ce que nous appelons la toilette. Un coup la queue dans l’eau, un coup la tête sous l’eau, un coup les ailes. Et tout cela suivi de nombreux ébouriffages projetant de l’eau sur plus d’un mètre de rayon.
TCHIMBOUL adorait l’eau et le bain. Il nous en faisait la démonstration plusieurs fois par jour.

Il faisait des progrès fantastiques et son rétablissement était spectaculaire. Dans le salon, nous avions une bibliothèque que j’avais faite réaliser par un menuisier de MARIGNY-le-CAHOUÊT. Cette bibliothèque était très fonctionnelle et adaptée à nos besoins de l’époque. Une étagère pour la télé, une autre pour le tourne-disques, d’autres pour les baffles. Des casiers verticaux pour les 45 tours et les 33 tours, et surtout pour les livres. Des placards en bas et en partie gauche, permettaient de stocker tout ce que l’on peut récupérer quand on est jeunes mariés, et que l'on a des enfants.
TCHIMBOUL, chaque jour faisait son entraînement, et tous les jours son circuit s’allongeait et se précisait.
Au début, du sol, il sautait sur la plus basse des étagères, placée sous la télé, et dans laquelle il faisait son repère entre le Monopoly et le Cluedo.
Petit à petit, il essayait de sauter plus haut. Un jour, en rentrant des commissions, nous l’avons trouvé à côté du tourne-disques, c’est à dire, à environ 1,20 mètre du sol. Il était tout fier de nous accueillir avec son «Trip !... Trip !...» qui lui faisait baisser en alternance, et de façon très saccadée, la tête et la queue.
- «Mais, comment as-tu fait ?» lui demandait MAMY BENOU.
L’air de rien, on observait son manège. Du tourne-disques, il sautait sur l’étagère en dessous, qui se trouvait décalée de vingt centimètres vers le bas. De là, il se rendait à l’extrémité la plus à gauche. Puis, après avoir fait deux «Trip ... Trip...» et son mouvement de balancier, il s’élançait vers le canapé rouge et noir qui occupait le mur perpendiculaire à la bibliothèque. Son bond était d’un bon mètre (la largeur de la porte), et il se retrouvait en équilibre sur l’accoudoir en skaï, d’où il glissait pour se retrouver sur la banquette rouge. Il restait là encore quelques instants, faisant encore quelques mouvements de balançoire et puis il finissait son parcours sur le tapis de sol, avant d’aller faire une nouvelle toilette.
Le lendemain, et le surlendemain, MAMY BENOU l’a surpris en train de refaire ce parcours dans l’autre sens. Et il allait toujours plus haut. Il sautait d’un point à un autre. Il faisait des progrès extraordinaires. Il ne volait pas. Son aile gauche pendait toujours, et pourtant lorsqu’il se baignait on avait l’impression que tout bougeait.

Quelques mois plus tard, nous l’avons retrouvé dans la cuisine. Il avait glissé derrière le réfrigérateur et l’une de ses pattes s’était prise dans la grille.
En gesticulant pour se détacher de sa prison, il a tiré trop fort sur sa patte gauche et il a laissé ses trois doigts crochus, complètement arrachés.
Il saignait encore lorsque nous sommes arrivés, et il était un peu sonné.
MAMY BENOU en a profité pour l’attraper à pleine main, l’a retourné, dos sur la paume. Les petites pattes recroquevillées tremblaient. Les yeux se sont fermés et la tête s’est mise à pendre de nouveau. «Il est mort ?». TCHIMBOUL ne bougeait plus.
«C’est le coeur ! ça lui à fait un choc trop important. C’est cardiaque un petit oiseau !».
Pendant que l’on parlait, complètement paniquée et abasourdie, MAMY BENOU relâchait légèrement la main qu’elle avait fermée sur le petit corps inerte. L’oeil droit s’est entrouvert, pour se refermer aussitôt. «Quel comédien !». Il fait le mort pour qu’on lui fiche la paix, pensant que l’on va se désintéresser de son sort.
MAMY BENOU a mis un peu de mercure au chrome sur l’extrémité de sa patte et puis a relâché sa prise. TCHIMBOUL s’est laissé tomber sur le sol, et à regagné son repaire préféré. Il n’a pas bougé de la soirée, caché derrière le Cluedo, sous le téléviseur.
Le lendemain, comme s’il ne s’était rien passé de grave, il est allé prendre son bain dans l’assiette qui lui servait de baignoire. TCHIMBOUL était désormais borgne et avait un moignon à sa patte. Un vrai corsaire à la barbe rousse.

J’avais retrouvé une vieille cage, relativement grande, puisqu’elle faisait 50 centimètres de hauteur, 30 centimètres de profondeur et 40 centimètres de largeur. Je l’ai repeinte de couleur orange assortie au «fafiet» de TCHIMBOUL. Le sol de la cage était constitué d’un morceau de panneau de signalisation en aluminium que j’avais fait découper par le chef d’atelier de la subdivision de travaux.
Il y avait trois barreaux transversaux, deux «abreuvoirs» verticaux, et deux mangeoires.
Un véritable palace pour rouge-gorge.
MAMY BENOU l’avait disposée dans un coin du salon, et avait mis les deux coupelles de verre à l’intérieur. La porte à fermeture à ressort de la cage était bloquée avec une ficelle, en position ouverte.
TCHIMBOUL en a eu vite compris le fonctionnement. Il est rentré sans aucune difficulté, pour aller goûter sa nourriture, et a fait le tour du propriétaire, en sautant d’un barreau à l’autre et en prenant une gorgée dans chacun des abreuvoirs. Si bien, que l’on a pu enlever la coupelle de pâtée, qui était largement remplacée par les deux mangeoires, et la coupelle d’eau qui faisait double emploi avec les abreuvoirs.
TCHIMBOUL s’était rendu compte que cette cage pouvait être un lieu dans lequel, il était protégé, et à l’abri de tous les dangers.
Il vivait en liberté complète dans l’appartement. Il sautait d’un siège à l’autre, d’un coin de table à la bibliothèque, d’une étagère à un buffet. Il s'installait sur un tableau du salon, qui lui servait de vigie, pour regarder son petit monde évoluer
Quand nous voulions ouvrir les fenêtres, il était très facile de le faire rentrer dans sa cage. Il suffisait de le poursuivre, et il allait se réfugier dans sa «maison cage».

Dans le courant du mois de Juillet 1968, MAMY de BUZET était en vacance chez nous. Elle dormait dans notre chambre. Un matin, elle avait fait son lit, et avait laissé la fenêtre ouverte pour aérer. Elle est allée discuter avec MAMY BENOU, qui préparait le déjeuner, puis est retournée dans la chambre pour chercher je ne sais quoi. Quand elle a ouvert la porte, son sang n’a fait qu’un tour. TCHIMBOUL était sur le rebord de la fenêtre et faisait son mouvement préféré du balancier, prêt à s’envoler, en regardant le paysage environnant.
«Monique, vient voir ! vite ! TCHIMBOUL va s’envoler ! Dépêche toi !»
MAMY BENOU est arrivée sans s’affoler, avec un morceau de jambon blanc au bout des doigts.
«TCHIMBOUL ! TCHIMBOUL» lui a-t-elle dit, en s’approchant de la fenêtre le bras tendu.
TCHIMBOUL a fait son mouvement de balancier et a sauté par terre, à l’intérieur de la chambre.
MAMY BENOU s’est précipitée vers la fenêtre qu’elle a aussitôt refermée avec un grand «OUF» de soulagement. MAMY de BUZET était verte de peur.

Au mois de Juin 1968, s’est posé le problème des vacances. Nous devions descendre dans le Sud-Ouest voir les parents et la famille. Il paraissait difficile d’emmener TCHIMBOUL avec nous en voiture, pendant un voyage qui durait plus de 12 heures à l’époque, parce qu’il n’y avait pas d’autoroute. Et puis, arrivés à GONTAUD, il ne pouvait être question de le laisser vagabonder dans la maison en toute liberté. Il allait être obligé de vivre en cage pendant presqu’un mois. Et ça MAMY BENOU ne l’aurait pas supporté.
Nous avons donc décidé de le laisser dans l’appartement où nous logions à SEMUR-en-AUXOIS. Nos voisins et amis, AGNÈS et JEAN-PIERRE ont vite été d’accord pour aller lui changer l’eau et lui remplir sa coupelle de pâtée, quotidiennement pendant notre absence.
Le jour de notre départ, MAMY BENOU a essayé d’expliquer à TCHIMBOUL que nous ne pouvions pas l’emmener. Qu’il serait bien traité par AGNÈS et JEAN-PIERRE, qu’il les connaissait, qu’il n’avait rien à craindre.
Il nous a fait la tête : il est monté sur la bibliothèque et a gravi toutes les étagères jusqu’à la dernière, la plus haute, et s’est installé en plein milieu, sans broncher, sans nous regarder, l’oeil dans le vague.

Un mois plus tard, quand nous sommes revenus bien bronzés du petit séjour passé à PORT-la-NOUVELLE, où nous aimions nous dorer au soleil, nous avons ouvert la porte. Notre seul souci était de retrouver TCHIMBOUL. Etait-il toujours vivant ? Dans quel état était-il ?
On aurait dit qu’il n’avait pas bougé. Il était toujours sur l’étagère du haut, en plein centre. Il paraissait couvert de poussière. On l’a appelé. Il a fait son mouvement de balancier une ou deux fois, peu-être pour nous souhaiter la bienvenue. Apparemment JEAN-PIERRE et AGNÈS s’étaient bien occupé de lui. Il paraissait en pleine forme. Mais il n’a rien dit. Pas de «Trip ... Trip...» d’accueil. Il nous a boudé pendant deux longues journées.
Nous lui avions bien juré, ce jour là, que nous ne le laisserions plus jamais seul.

Quand nous étions à AUXERRE, je lui ai fait une volière sur le balcon, au septième étage de l’immeuble où nous logions. J’ai profité de l’existence d’un bac à fleurs, rempli de terre sur cinquante centimètres d’épaisseur, que j’ai prolongé en hauteur jusqu’au plafond, à l’aide d’un cadre en bois, habillé d’un grillage plastique vert, dans lequel j’avais réalisé une «passe américaine». Un arbuste mort, planté dans la terre, servait de perchoir.
Le principe était toujours le même. On faisait rentrer TCHIMBOUL dans sa cage, dans laquelle on l’attrapait à pleine mains. On lui faisait un petit baiser et une caresse sous le «fafiet» pour le tranquilliser. On ouvrait la passe américaine de la volière, et on le lâchait à l’intérieur de la maison. Il restait là des journées entières par beau temps bien sûr, en compagnie de "POMPONNETTE», la fauvette à tête noire, que nous avions recueillie entre temps, dans le Bois du Tremblot.
Cette disposition nous permettait d’ouvrir en grand, nos portes fenêtres du balcon, pour profiter du beau temps, sans courir le risque de les voir s’envoler tous les deux.

Les années qui suivirent, nous avions pris l’habitude de partir en vacances avec les oiseaux dans la cage. TCHIMBOUL et POMPONNETTE s’entendaient bien. Ils ne se chamaillaient pas, ils s’ignoraient, chacun vivait sa vie à sa façon. Le voyage en voiture était de moins en moins long pour se rendre à PORT-la-NOUVELLE, puisque chaque année nous avions le plaisir d’avoir une nouvelle section d’autoroute flambant neuve, construite «exprès pour nous».
Nous campions à la «Vieille-Nouvelle», sur une plage du bout du monde, loin de toute animation, avec les moyens et les conditions de l’époque. C’était du «camping sauvage». Les enfants dormaient sous la tente et nous dans notre ID19 toute neuve.
Les oiseaux restaient dans leur cage à longueur de journée. Mais ils ne s’en plaignaient pas. Ils profitaient comme nous du soleil et de la plage. La cage restait à l’ombre, sous le parasol, bien ventilée, pour ne pas que les oiseaux aient trop chaud.
Durant trois ans, nous les avons emmenés en vacance avec nous. Pendant trois ans, ils subissaient un bon mois de cage sans broncher, sachant qu’ils retrouveraient leur entière liberté dans l’appartement. Mais l’important c’est qu’ils étaient avec nous.
Sur la plage, peu fréquentée il est vrai à cette époque, la cage était installée à nos côtés, sous «l’abri côtier» que fabriquait MAMY BENOU pour l’occasion. Un tronc d’arbre et quelques branches mortes, servaient de support à un bout de toile tendu aux quatre coins, pour faire de l’ombre à URSANNE notre chienne teckel. La cage des oiseaux y trouvait sa place.
La porte de la cage était mise en position ouverte, tenue par une ficelle luttant contre le ressort de rappel. Ainsi, nous oiseaux pouvaient jouir de leur liberté sous surveillance. Nous savions que TCHIMBOUL ne pouvait pas suffisamment voler pour s’échapper. Il progressait toujours par petits bonds. Il était donc assez facile de le récupérer, ne serait-ce qu’en le recouvrant d’un tissu faisant office de filet.
TCHIMBOUL sortait de sa cage au bout d’un bon quart d’heure, après s’être assuré que tout était paisible et qu’il ne courait aucun risque. URSANNE ne lui disait jamais rien, ne le poursuivait jamais. Ils ne s’intéressaient pas.
Son premier saut était pour atterrir sur le ventre de MAMY BENOU allongée sur la plage, prenant son bain de soleil journalier, à moitié endormie. TCHIMBOUL trottinait sur son ventre plat, entre la culotte du maillot de bain et le soutient-gorge. Il faisait son habituel mouvement de balancier. Son second saut le conduisait sur le sable humide du bord de mer. Il se mettait à picorer, triant les minuscules cailloux noir et blanc et trouvant sûrement quelques insectes à avaler.
Nous en profitions pour nous lever et aller nous baigner. TCHIMBOUL nous suivait comme un animal domestique ou comme une poule. Il venait jusqu’au bord de l’eau, et se laissait mouiller les pattes par la vague qui disparaissait aussitôt dans le sable.
Apparemment, il se régalait, il n’avait pas peur. Il s’est même mis à piquer l’eau mousseuse avec son bec, et à s’ébrouer avec ses ailes comme s’il voulait se nettoyer. C’est d’ailleurs ce qu’il prit l’habitude de faire. C’était sa façon de se baigner avec nous. Nous ne le quittions pas des yeux.
Il nous faisait le spectacle et je me régalais de le filmer, afin de garder la preuve de ses hardiesses, lorsque nous les raconterions à nos amis.
Parfois, nous sommeillions sur la plage, surtout l’après-midi après le premier bain. TCHIMBOUL en profitait pour «s’évader» et aller se baigner tout seul, sans surveillance, dans la grande bleue.
Un jour, nous avons été réveillé brutalement par un cri d’un promeneur de la plage : «Madame, votre oiseau s’est échappé ! Il s’en va vers la mer ! Il va se noyer !».
Nous l’avons rassuré d’un air décontracté : «Mais non, ne vous inquiétez pas, nous avons l’habitude, il va se baigner tout seul, ce n’est plus un bébé. Il est adulte !».
Le promeneur était interloqué. Et nous, amusés de l’histoire qui venait de se passer.

Rentrés à AUXERRE, nous envoyons à SEVRAN, chez KODAK, les bobines de films super 8 que nous avions réalisées durant l’été. Trois semaines plus tard, nous nous régalions de projections et de souvenirs. Un soir où nous n’avions vraiment pas envie d’installer l’encombrant écran fixé sur un trépied, nous avons projeté les films de vacances, sur la partie basse de la bibliothèque blanche. Le bas de l’image touchait le sol.
Quand les vagues de la mer méditerranée sont apparues sur l’écran, et qu’elles arrivaient à leur rythme lancinant, on auraient dit que la mer s’écoulait sur le plancher ciré du salon.
Nous n’étions pas les seuls à ressentir cette impression. TCHIMBOUL lui même se précipitait vers l’image, en agitant les ailes, comme pour se laver à grande eau dans ce mirage. TCHIMBOUL associait cette image à son meilleur souvenir de vacances, et nous nous étions une fois de plus émerveillé par la sensibilité de cet oiseau au «fafiet» rouge.

C’est au Clos Saint-Julien à AUXERRE, en 1971 que TCHIMBOUL est mort dans les mains de sa maîtresse.
C’était un dimanche après midi. Comme chaque jour, il s’était intensément baigné dans ce qui lui servait à la fois de baignoire et de piscine. Il avait éclaboussé de l’eau sur un bon mètre aux alentours, plongeant alternativement sa tête et sa queue avec son mouvement de balancier, et en agitant les ailes. Il était trempé. Et en sortant de sa «salle de bain», il s’ébouriffait et trottinait dans tous les sens, avec des aller et retour rapide, d’un coin de pièce à l’autre.
Et puis, il s’est réfugié vers sa mangeoire, et il est resté un grand moment sans bouger, sans se manifester.
En fin d’après midi, MAMY BENOU a été le récupérer. Il s’est laissé attraper sans se défendre. Elle l’a pris dans le creux de ses mains, lui a fait quelques baisers chauds, puis l’a posé sur ses cuisses après s’être assise sur le Steiner blanc qui trônait dans le salon. Elle a caressé TCHIMBOUL avec le revers de son index, en lui grattant le dessus de la tête avec son ongle, sachant qu’il se régalait. Il fermait ses yeux de plaisir. Il a penché sa tête en arrière et s’est mis sur le dos sans bouger, son beau poitrail rouge vermillon bien gonflé. Il ne faisait pas le mort, il était mort.
MAMY BENOU a éclaté en sanglots. Je me suis précipité vers eux. Je me suis mis à genoux, face à eux, et j’ai rajouté mes mains à celles de MAMY BENOU, qui servaient de linceul à TCHIMBOUL. MAMY BENOU pleurait. Elle embrassait la petite tête de plumes, comme pour la réchauffer ou pour lui donner la vie. Hélas, cette fois c’était bien vrai, TCHIMBOUL était mort. Quelque chose venait de s’arrêter dans notre vie. Nous sentions qu’il s’agissait d’une fin de chapitre. Bien sûr, ça devait arriver, et nous savions qu’il serait difficile de le supporter. TCHIMBOUL devait avoir 13 ou 14 ans. Nous ne saurons jamais son âge. Mais nous savions qu’il était resté près de 5 ans avec nous, heureux en famille, et qu’il nous avait apporté beaucoup de joie, et en tout cas pour moi, beaucoup d’enseignement.

Je savais maintenant que j’aimais les oiseaux, que j’appréciais leur compagnie, et que TCHIMBOUL allait me manquer. Trente-cinq ans plus tard, il n’y a pas un seul jour, sans que je pense à lui. TCHIMBOUL me manque vraiment beaucoup.

Pour la Noël, nous avions offert aux enfants, une boîte «d’inclusion». Il s’agissait de mélanger des produits, qui après une réaction chimique se durcissaient et ressemblaient à du cristal. Le jeu était de faire des portes clefs en «incluant» soit un insecte, soit un objet quelconque qui était pris dans la masse, et que l’on voyait dans la transparence du «verre» comme dans un aquarium.
J’ai pris la totalité des produits. J’ai fait le mélange dans une petite boîte parallepipédique, et j’ai noyé TCHIMBOUL dans la substance chimique, en le positionnant au mieux, les pattes recroquevillées mais la tête haute, le bec précis et l’oeil sommeillant. Le produit à fait sa prise, il est devenu transparent comme du verre. TCHIMBOUL ressemblait à BLANCHE-NEIGE, dans son cercueil de cristal, comme endormi, en attente d’un prince charmant qui ne viendrait jamais le réveiller.
Plutôt que de l’enterrer et de ne plus jamais le voir, c’était la meilleure façon de le conserver avec nous, posé sur son étagère préférée dans le salon. Nous pouvions le regarder et le prendre quelques instants entre nos mains.
Et même, parfois, nous l’emmenions avec nous en voiture, où il était devenu notre fétiche, notre SAINT-CHRISTOPHE porte bonheur, protecteur de nos voyages.

Un jour, nous l’avons laissé dans la boîte à gants où nous l’avions caché pendant que nous allions faire nos courses, et nous l'avons oublié ! Il a passé la nuit seul dans son cercueil de verre, devant le Clos Saint-Julien.
Le lendemain matin, quand je partais travailler, je me suis dirigé vers ma voiture de fonction, et en passant devant notre ID19 garée à proximité, j’ai aperçu son capot légèrement entre ouvert. Je l’ai soulevé pour le refermer, croyant l’avoir mal verrouillé la veille. En fait, la batterie avait disparue. La voiture avait été visitée. La porte avant n’était pas fermée. La serrure avait été forcée. La boîte à gants était ouverte, mes papiers avaient été volés.
Je n’ai pas réalisé tout de suite l’ampleur du vol. Ce n’est qu’en énumérant le contenu de la boîte à gants, que nous avons pensé à TCHIMBOUL. Le cercueil de cristal avait lui aussi disparu, et TCHIMBOUL à jamais.
Que peut en avoir fait notre voleur ?
Pour lui, et pour personne d’autre que nous, ce bizarre objet n’a aucune valeur marchande ou affective.
S’il ne l’a pas jeté dans l’Yonne, nous gardons l’espoir de retrouver cette «inclusion» dans une brocante. C’est pourquoi MAMY BENOU raconte toujours au plus grand nombre possible d’auditeurs passionnés d’oiseaux, l’histoire de TCHIMBOUL, le rouge-gorge.
Et depuis ce jour, tous les rouges-gorges que nous rencontrons dans les jardins ou dans les forêts, sont pour nous des «TCHIMBOUL» ressuscités.

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